16 avril 2012

Interview: Sullivan Le Postec

Les amateurs de séries ont appris avec tristesse la fermeture du site Le Village, véritable référence en la matière. Plus profondément, Le Village était surtout le porte-parole d'une certaine vision de la télé, teintée de modernisme et de volontarisme, une vision à laquelle je crois que bon nombre de jeunes scénaristes souscrivent. Pour faire le bilan d'une aventure de cinq années, je suis parti à la rencontre de Sullivan Le Postec, LE spécialiste de la fiction européenne.


Qu'est-ce qui vous a poussé à arrêter l'aventure du Village?
La décision a été prise cet automne, entre Dominique Montay, Émilie Flament et moi. Il est apparu clair qu'une transition était en train de s’opérer pour nous. De commentateurs de la fiction française, nous nous engagions sur la route qui devait permettre de faire de nous des acteurs. Les deux positions ne sont pas cumulables. Tout cela s’est aussi inscrit dans un contexte où une question se posait à nous depuis au moins un an, à ce moment-là : où est-ce qu'on pouvait emmener le site, maintenant ? Qu’est-ce qu’on pouvait faire de neuf pour renouveler l’intérêt des lecteurs, le nôtre aussi ? Nous avions des pistes, mais nous nous trouvions de plus en plus confrontés à nos limites structurelles : le bénévolat et l’absence totale de budget. On a bien cherché un Emir Qatari pour racheter Le Village, mais ils ont préféré le PSG.

Pourquoi ne pas plutôt recruter de nouveaux journalistes pour garder du sang frais?
Nous avons toujours eu du mal à recruter au Village. En partie parce que nous sommes sur un sujet de niche – les séries européennes, avec une forte dose de séries françaises. Aussi, je crois, parce qu'on a installé une sorte de style qui fait un peu peur, entre le design austère copié sur le site officiel du Parti Communiste Ukrainien (non, on n’a pas vraiment copié leur design) et les articles très longs. Mais contrairement à des bruits qui circulent, je ne refuse pas les papiers de moins de 15 feuillets. Bref, il nous a semblé qu'il serait difficile de remplacer l’équipe, surtout plusieurs personnes de l’équipe (même si ironiquement, Nicolas Robert nous a rejoint grosso modo à ce moment-là). J’ai eu le sentiment qu'on risquait de perdre beaucoup de temps et d’énergie à essayer de sauver Le Village sans y arriver. Cela risquait de détourner notre attention du site et, d’une façon ou d’une autre, de le faire s’arrêter d’une façon assez poussive. A un moment, je suis intervenu pour dire qu’il valait peut-être mieux assumer que c’était la fin, et partir en beauté.

En cinq ans, quel a été ton meilleur souvenir au Village?

Évidemment, j’ai mille meilleurs souvenirs. Je me souviens particulièrement de notre visite sur le plateau de tournage de la saison 2 de «Reporters», vers novembre 2008. C’était la première fois que nous étions invités sur un tournage, et le début de véritables relations de communication entre nous et un diffuseur. Grosse pression. Et le tout sur une série que j’adorais passionnément. Il faut dire que lorsque Le Village a ouvert en 2007, j’habitais encore à Lyon : la première année et demie, le site a commenté la fiction avec beaucoup plus de distance. Quand je suis arrivé sur Paris, le travail d’équipe s’est trouvé vraiment renforcé, de même que les relations avec les créatifs et les diffuseurs. Soudain, on pouvait se rencontrer, ça changeait tout. Quelque part, ça a été le vrai départ du site. En tout cas, le moment où il est devenu une expérience éditoriale différente de tout ce qui existait.

Et le pire souvenir?

Je cherche un pire souvenir et j’ai du mal à trouver. Pendant un peu plus de deux ans, le site a grosso modo reposé sur Dominique, qui l’avait rejoint quasiment dès l’ouverture, et moi – même s’il y a eu des coups de mains ponctuels à l’époque : d’Arnaud J. Fleischman, de Jérôme Tournadre, ou de ce cher Amrith qui doit être le seul à avoir écrit sur Le Village avec un pseudo qui fasse vraiment pseudo. Mais il y a eu des moments où c’était beaucoup d’énergie, de porter ça à deux. A l’époque, le site connaissait régulièrement des périodes de quelques semaines sans être mis à jour, et j’ai pu me demander dans quelle mesure tout cela était vraiment viable. Cela l’est devenu quand Émilie Flament est arrivée à l’été 2009. Avec trois personnes, il pouvait y avoir un d’entre nous un peu en retrait à tour de rôle. C’est juste après ça que les audiences du site ont commencé à décoller. On avait une formule, une équipe, des accès. Au risque de parler comme le premier candidat de télé-réalité venu, à partir de là, c’était que du bonheur. Je remercie vraiment Dominique, Emilie et Nicolas. Le plus dur, ça va être de ne plus travailler avec eux. Pas sûr qu'on y arrive, d’ailleurs, à ne plus travailler ensemble.

Que t'as apporté Le Village personnellement?

A part tout ? Je m’intéressais à la manière dont les choses marchaient avant Le Village. C’est d’ailleurs parce que j’avais écrit des articles sur la fiction française pour le Front de Libération Télévisuel – l’ancêtre d’A-Suivre.org, l’association-portail qui héberge Le Village avec AnnuSéries et pErDUSA – qu’on m’a poussé à prendre en charge ce nouveau site. Mais après un peu plus de cinq ans de Village, j’ai une connaissance des arrières boutiques de la fiction française sans commune mesure avec celle que j’avais en commençant. J’ai aussi pu me plonger dans les entrailles de plein de séries, décortiquer le fonctionnement de créations aussi diverses que «Plus Belle la Vie» et «Reporters». C’est immensément instructif. Par ailleurs, c’est Le Village qui m’a poussé dès 2006 vers la fiction britannique – même si on n’a ouvert qu'en février 2007, moi j’ai commencé à travailler dessus vers la fin du printemps 2006, j’ai écrit plusieurs articles dès cet été là. Donc concrètement, au final cette histoire a représenté plus de six ans de ma vie. Bref, je serais sûrement venu aux séries anglaises, vu le buzz qu'il y a autour en ce moment. Mais Le Village m’a permis de les découvrir plus tôt, juste au moment où la fiction britannique était en train de se réinventer. J’ai pu les voir en direct réussir tout ce que nous avons échoué.

Comment la fiction française peut-elle se sortir de cet échec?

Le principal chantier, c'est celui du rééquilibrage du pouvoir au sein du trio créatifs / producteurs / diffuseur, qui n’a pas bougé d’un iota. Le diffuseur a encore tous les pouvoirs. Le rapport Chevalier a quoi, un an maintenant ? Une première mesure vient seulement d’être annoncée, l’évolution des aides du CNC. Et encore celle-ci fait l’impasse sur le 26’ de prime-time et va probablement servir de prétexte à France Télévisions pour enterrer ses projets... Le cœur du problème de la fiction française a été l’absence de niches de renouvellements, parce qu'il n’y a jamais eu qu’une seule case de diffusion: 20h30 sur une grande chaîne. Il n’y avait rien d’autre à part Arte qui, dans son coin, faisait du cinéma pour la télé, avec des auteurs de cinéma, en n’apportant donc rien au média télévision. Les formats créés à la fin des années 80 marchaient super fort, personne n’a ressenti le besoin de chercher plus loin. Les américains sont bien plus intelligents, ils ont des cases de fin de soirée ou de jours de semaine à plus faible audience. Là, à côté des grosses locomotives à audience, ils innovent et inventent ce qui sera mainstream 10 ans plus tard. C’est «Hill Street Blues» maintenue à l’antenne qui permet l’existence dix ans plus tard de «Urgences», qui devient la série numéro 1 des audiences. En France, quand la locomotive du héros citoyen de 90’ est tombée en panne, il n’y avait rien d’autre, nulle part. D’où la catastrophe. Cette situation n’a guère évolué. A cet égard, la TNT est pour l’heure une immense opportunité gâchée. Toutes les chaînes nées en 2005 pourraient arrêter d’émettre demain, personne ne remarquerait la différence.

Mais en cinq ans, il y a tout de même des choses qui ont évolué, non?

Aujourd’hui, l’envie est vraiment là de reprendre la main. Ces dernières années, Canal+ a investi le terrain et a réussi à s’imposer. Je pense sincèrement qu’ils font fausse route depuis deux ans, que la qualité s’en ressent, et que cela amoindrit leur modèle. Mais ils jouent quand même un rôle majeur pour réconcilier les gens avec l’idée que série et française, cela peut exister dans la même phrase. Cela me fait plaisir de voir que le Service Public a relevé la tête et se sort peu à peu de la situation catastrophique dans laquelle il se trouvait au moment où Le Village a commencé. Il y a du mouvement timide depuis la toute fin du mandat de l’ancienne direction, et plus énergique depuis son remplacement. La route est encore longue, mais au moins la marche a repris.

Et le public suit?
Aujourd'hui, je constate que «Rani» est un échec d’audience, mais que «Les Hommes de l’Ombre» est un succès très important. Que même si «Les Beaux Mecs» a eu une audience modeste, elle a suscité l’adhésion et que la note qualitative de son dernier épisode est la meilleure d’une fiction diffusée sur France 2 la saison dernière. Je me dis aussi que le public commence à faire des choix cohérents. Mine de rien, c’est assez nouveau. Même sur TF1, «Profilage» vient de faire son meilleur score historique, ce qui encourage là-aussi les initiatives, alors que le public a souvent, depuis 2005, donné l’apparence de soutenir le conservatisme.

En fait, ce que je crois, c’est que monte chez les téléspectateurs un désir profond de séries françaises populaires et de qualité. Est-ce qu’on est capable de le satisfaire, où est-ce qu’on va détourner les gens de ce désir ?

A ton avis, Le Village a-t-il eu une quelconque influence sur ce changement?

Je ne sais pas. J’aimerais bien, mais je ne crois pas. Un tout petit peu, à la marge, parfois. Par exemple, je crois qu’on a une petite part de responsabilité dans la bonne image de certaines séries françaises. Et il y a eu «Hero Corp», quand même. Là, Emilie a réussi à provoquer un mouvement du mammouth. Vous allez me dire qu’il n’y a pas eu de saison 3 pour autant. C’est vrai. Pour l’instant. On a aussi peut-être un petit peu contribué à une certaine libération de la parole, parce que notre voix portait d’un bon angle. D’un côté, personne ne pouvait nier notre enthousiasme et notre passion. De l’autre, nous étions aussi plus franc, beaucoup moins langue de bois que la parole en vigueur dans le milieu. Mais est-ce que cette parole a eu la moindre conséquence concrète ? Je ne crois pas. Ce qu'on a le mieux réussi, par contre, c’est de rapprocher les gens des séries françaises. Notre base de départ, le lectorat du Front de Libération Télévisuel, c’était 2000 ou 3000 geeks nourris à la série américaine. A force, on a pu les pousser à regarder une série française de temps en temps !

Comment tu vois l'avenir de la fiction française?

Il y a clairement un chemin qui s’ouvre, celui de la série populaire et de qualité. De chaque côté du chemin, il y a un gros gouffre. Le premier, c’est l’immobilisme. On ne peut pas se le permettre : les héros-citoyens monolithiques qui n’évoluent pas, même les plus de soixante ans trouvent ça un peu ringard. Mais l’autre, c’est de vouloir faire tout de suite «Mad Men», ou «The Wire», ou «Doctor Who» en prime sur TF1 ou France 2. Même si, dans un moment d’égarement (ça leur est déjà arrivé), une chaîne vous dit banco, à l’arrivée ça fait un bide. Et après un bide, tout le monde se replie et on reprend un an d’immobilisme.
On ne peut pas faire passer le public français sans transition de «Kojak» (l’un des modèles de «Navarro») à ces séries-là. Il faut se forcer à cette progression que les américains ont faite avant nous, ces étapes qu’ont été «Hill Street Blues», «Urgences», «X-Files», «Ally McBeal», qui ont mené aux «Sopanos», à «Lost» et à «24». Il faut être discipliné, précautionneux, se poser vraiment la question du public à qui on s’adresse, de ce qu'il a vu et de ce qu’il est prêt à voir. En un mot, il faut savoir se faire un peu plaisir, mais pas trop, tout de suite. C’est un drôle d’exercice en frustration vraiment, vraiment difficile. Mais il est payant. Quelque chose comme «Bref» est l’exemple de ça. Populaire et de qualité. Aujourd'hui, «Un Village Français» est probablement notre «Hill Street Blues». Il faut réussir les étapes d’après.

Quels sont tes projets pour le futur?
Avec un peu de chance, il y aura un jour un truc que j’aurais écrit à la télé. Vu l’écoulement du temps particulier qui est celui de la fiction française, ce ne sera pas le mois prochain, ni celui d’après. Ni… Remarquez, peut-être que ça n’arrivera pas. Mais là au moins, c’est sûr, je vais essayer.

Merci et bonne chance pour la suite! Vous pouvez suivre Sullivan Le Postec sur son Twitter.






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