22 février 2013

La figure du jour: le kakemphaton

La kakemphaton est la collision malencontreuse de mots qui, lorsqu'ils sont lus à haute voix, créent un sens nouveau, souvent ridicule ou drôle, sans intention explicite de la part de l'auteur.

L'exemple le plus célèbre vient de Corneille, qui écrit dans sa pièce Horace:
" Je suis romaine hélas, puisque mon époux l'est"
A première vue, rien ne bien particulier ici. Maintenant mettez-vous à la place de la pauvre actrice qui devait réciter ce texte devant son public, et qui subissait les moqueries lorsqu'elle disait: "mon époux l'est"... "poulet"... Voilà: c'est ça, le kakemphaton!

Le même Corneille était d'ailleurs coutumier du fait. Dans une tragédie, il écrit:
"Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle, Et le désir s'accroît quand l'effet se recule."
Provoquant l'hilarité plutôt que l'émotion ("les fesses reculent"), Corneille fut obligé de modifier son vers.

Les kakemphatons apparaissent souvent lorsque l'ordre des mots est bousculé pour faire rimer un vers au forceps: à force d'inverser les sonorités, on finit toujours par tomber sur un calembourt involontaire. C'est tellement amusant que je pourrais en trouver toute la journée:
"Il voulait leur provoquer un choc, aux las." (chocolat)
"Il y avait, par salle, six filles." (salsifis)
"Le doute m'habite." (ma bite)
"Où s'était-on perdu?" (ses tétons)
Tout ça n'est pas bien malin, mais qu'est-ce que c'est rigolo!

21 février 2013

La figure du jour: l'hypozeuxe

L'hypozeuxe est une forme de parallélisme qui consiste toute simplement à répéter une certaine structure grammaticale, une certaine tournure de phrase. Les mots eux-mêmes changent, pas la structure. Un exemple de Victor Hugo:
"Dieu est l'auteur de la pièce; Satan est le directeur du théâtre"
[sujet] est le [complément] du [lieu], voilà la structure répétée dans ce cas-ci. Ce qui se trouve entre les crochets change. L'hypozeuxe ou parallélisme permet de rythmer un texte. La longeur de la structure ainsi répétée détemrine la cadence même de la lecture: binaire, ternaire, lente, rapide...

Pour les cinéphiles, Jurassic Park propose un exemple fameux d'hypozeuxe:
"Dieu crée les dinosaures, dieu détruit les dinosaures, dieu crée l'homme, l'homme détruit dieu, l’homme crée les dinosaures... "
Le rythme est ici implacable comme le destin. Toute la beauté de la figure de style vient, plus tard, de la collision rythmique que provoque la femme, qui rompt subitlement cette cadence en affirmant:
"Les dinosaures mangent l'homme, la femme hérite de la terre!"
Dans le toute dernière partie la structure [sujet] [verbe] [complément d'objet direct] devient [sujet] [verbe] [complément d'objet indirect]. La figure de style suit donc le fond de l'histoire, puisque la femme est disruptive, comme à son habitude!

20 février 2013

La figure du jour: la prétérition

La prétérition est un procédé mensonger qui consiste à parler de quelque chose alors qu'on avait promis de ne pas en parler. Inutile de vous en dire plus, je crois que vous comprenez de quoi il s'agit. On rencontre ce genre de phrases chez les gens qui n'assument pas ce qu'ils disent, ou qui veulent se montrer très (trop) polis.

Quelques exemples de prétérition en vrac:
"Je ne vous ferai pas l'affront de vous expliquer que les verbes au participe passé se terminent avec un accent aigu."
"Je ne vous présente pas Paul, mon fidèle assistant que voici..."
Les humoristes adorent la prétérition car elle place celui qui l'utilise dans une posture d'hypocrite ou de cynique, deux attitudes propices au rire. Prenons l'exemple de Pierre dans le Père Noël est une ordure:
"Je n'aime pas dire du mal des gens, mais c'est vrai qu'elle est gentille."
Ou encore le sketche célèbre des Inconnus, où ils passent leur temps à dire du mal des sportifs en terminant chaque phrase par:
"Mais cela ne nous regarde pas!"
Les auteurs dramatiques utilisent parfois la prétérition quand les mots leur manquent pour décrire quelque chose avec assez de précision. Par exemple, Balzac écrit dans Le Père Goriot:
"Pour expliquer combien ce mobilier est vieux, crevassé, pourri, tremblant, rongé, manchot, borgne, invalide, expirant, il faudrait en faire une description qui retarderait trop l'intérêt de cette histoire, et que les gens pressés ne pardonneraient pas."
Evidemment, la description est tout aussi précise et longue que si Balzac avait effectivement décrit le mobilier. Mais la prétérition nous sort momentanément de la narration pour briser le "quatrième mur".

En ce sens, la prétérition est une forme de méta-communication: on communique sur sa façon de communiquer. On commente ses propres paroles pour les mettre dans un certain contexte. C'est un cadrage préventif qui limite les interprétations.

Ainsi, de nombreuses personnes craignant d'être mal cataloguées se servent de la prétérition comme d'un bouclier social:
"Je ne veux pas passer pour un rasciste, mais c'est vrai que les noirs sont fainéants."
Evidemment, à moins de s'adresser à un auditoire particulièrement naïf, la manoeuvre ne berne plus grand monde.

15 février 2013

La figure du jour: l'autocatégorème

L'autocatégorème est une figure de style qui consiste à s'autoflageller afin de provoquer des éloges (ou à tout le moins de la sympathie), ce qui d'après mes estimations correspond à 90% des conversations dans le monde. D'ailleurs, peu importe que l'accusation soit sincère ou feinte, le tout est d'espérer une pluie de compliments flatteurs. Exemple:
"Je suis trop laide dans cette robe.
- Mais non, pas du tout, tu es magnifique, ma chérie."
Dans la vraie vie mon jeu préféré consiste à détecter ce genre de basses manoeuvres et à enfoncer leur instigateur encore plus bas:
"- C'est vrai que t'es moche là dedans. Peut-être qu'avec un sac sur la tête..."
Ce qui explique sans doute pourquoi je vis seul.

Plus subtilement, l'autocatégorème désigne aussi la manoeuvre d'un accusé qui reconnait ses torts, mais en les exagérant tellement qu'ils ne paraissent plus vraisemblables.
"Oui, c'est vrai, j'ai volé un morceau de pain. Je suis un ignoble personnage, sans coeur, sans limites, je suis une bête immonde qui mérite la cachot pour avoir ôté un bien si précieux, ce symbole christique, oui, c'est vrai, je mérite le châtiment suprême car j'ai commis l'irréparable..."
Avant la fin de sa phrase, on a déjà envie de le libérer!

En littérature, l'autocatégorème est relativement rare, mais on le retrouve chez Molière, qui fait dire à Tartuffe:
"Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable,
Un malheureux pécheur, tout plein d’iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n’est qu’un amas de crimes et d’ordures ;
Et je vois que le ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu’on me puisse reprendre,
Je n’ai garde d’avoir l’orgueil de m’en défendre.
Croyez ce qu’on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous ;
Je ne saurais avoir tant de honte en partage,
Que je n’en aie encor mérité davantage."
C'est plutôt dans le langage parlé, dans les discours, que l'on retrouvera cette figure de style. Les grands orateurs de la Rome Antique en étaient friands.

Si vous voulez reconnaître un faux modeste, cherchez les autocatégorèmes!

14 février 2013

La figure du jour: l'adynaton

Un adynaton est une hyperbole tellement exagérée qu'elle en devient comique.

Là où l'amplification ou l'hyperbole habituelle peut avoir un certain souffle épique, une portée héroïque, l'adynaton est le discours du ridicule. La différence est subtile, et dépend de la vraisemblance de la phrase: si c'est clairement impossible, ce ne peut être qu'un adynaton!

Un exemple très célèbre d'adynaton (combiné à une accumulation), c'est la tirade du nez de Cyrano de Bergerac:
"C'est un roc ! ... c'est un pic... c'est un cap ! Que dis-je, c'est un cap ? ... c'est une péninsule !"
Au-délà de cette phrase, c'est l'ensemble de la tirade qui étire le nez dans des proportions telles (le nez devient tour à tour perchoir, parasol, monument) que le ridicule est évident.

Les enfants aiment bien utiliser des adynatons lorsqu'ils se plaignent! N'as-t-on jamais entendu un enfant dire à ses parents:
"Tu me l'avais promis il y a au moins dix mille ans!"
L'enfant étire le temps au-délà du possible, ne laissant aucun doute sur le ridicule de son exagération. S'il avait donné une date plus réaliste ("tu me l'avais promis il y a 10 ans"), on serait face à une simple amplification et non à un adynaton.

Le langage populaire regorge d'expressions du même genre, telles que:
"Quand les poules auront des dents!"
Etrangement, l'adynaton était fort employé dans la littérature antique, où il avait moins ce côté absurde. L'exagération tenait alors au sublime, au divin. Jésus, par exemple, dit dans la Bible:
"Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu."
Mais très vite, les auteurs ont compris qu'ils étaient tournés en dérision. Il a fallu attendre les naïfs romantiques pour retrouver une certaine noblesse dans leurs déclarations d'amour exagérées.
"Mon coeur bat pour toi comme tous les tambours du monde."
On retrouve ce genre de phrase dans le journal intime des adolescentes. Mais aujourd'hui, dans une société rationelle et peu encline à l'expression des sentiments, l'adynaton est définitivement rangé dans le tiroir du risible.

13 février 2013

La figure du jour: l'hypallage

L'hypallage est une figure de style extrêmement courante: elle consiste à coller un adjectif (ou un complément) au mauvais mot dans la phrase, tout en laissant bien transparaître quelle devrait être sa place normale. Par exemple:
"Un ciel triste s'écrasait sur les passants."
Il est bien évident que ce sont les passants qui sont tristes, pas le ciel (un ciel peut être gris, nuageux, mais pas triste). Cette figure de style est si souvent employée qu'elle ne donne plus vraiment son effet: l'expression "ciel triste" est entrée dans le langage courant.

Il faut donc aller chercher plus loin pour trouver des exemples marquants, comme la façon dont Victor Hugo décrit un marchand:
"Ce marchand accoudé sur son comptoir avide"
On comprend bien que c'est le marchand qui est avide, et non le comptoir. Mais l'hypallage personnalise en quelque sorte ce comptoir pour lui donner les attributs du marchand, qui se confond entièrement avec son métier.

Prenons encore ce vers de Jacques Prévert:
"Un vieillard en or avec une montre en deuil"
On notera que dans ce cas-ci, on fait face à une hypallage double, puisque les deux adjectifs ont été inversés. Dans ce cas précis, les adjectifs fonctionnent étonnament bien dans le mauvais sens (l'expression "un type en or" est courante), ce qui accentue l'effet comique.

Un autre exemple d'hypallage double très célèbre:
"Ils allaient obscurs dans la nuit silencieuse"
Cette phrase, qui les latinistes connaissent bien puisqu'elle est de Virgile, bénéficie d'un parfum de suspense grâce à sa figure de style. Mais ne cherchez pas beaucoup plus loin: l'hypallage est un effet de style principalement esthétique. Il permet de créer des combinaisons inattendues qui restent parfois, comme on l'a vu, dans le langage courant. Si vous voulez marquer la langue française de votre empreinte, inventez de bonnes hypallages!

12 février 2013

La figure du jour: l'épanadiplose

Cette figure de style consiste à répéter à la fin d'une phrase (ou d'une strophe, ou d'une oeuvre) le même mot, la même expression, que tout au début de la phrase (ou de la strophe, ou de l'oeuvre), telle est cette figure de style.

Comme on le voit, l'épanadiplose permet d'insister assez lourdement sur un mot, dans le but de marquer les esprits, d'attirer l'attention, de créer un slogan, comme on le voit.

A priori assez inutile et grossière, l'épanadiplose peut se montrer plus fine qu'une simple répétition un peu lourdaude. Prenons l'expression suivante:
"L'homme est un loup pour l'homme."
La répétition élève la phrase au rang de maxime. Sans elle ("l'homme est un loup pour lui-même"), l'effet tombe à plat. Du coup, on peut ressortir toutes sortes de slogans basés sur le même modèle:
"Le roi est mort, vive le roi!"
L'épanadiplose est proche du chiasme, comme dans cette phrase de Cocteau:
"L'enfance sait ce qu'elle veut. Elle veut sortir de l'enfance."
L'épanadiplose peut donner un sentiment de fatalité, de destin implacable un peu tragique, car elle évoque le train incessant du temps qui passe, du monde qui ne change pas: les grandes vérités resteront toujours valables quoi qu'il arrive.
"Les rêves ne sont heureux que lorsqu'ils restent des rêves."

08 février 2013

La figure du jour: l'épitrochasme

Telle une mitraillette littéraire, l'épitrochasme consiste à tirer une rafale de mots courts et piquants, voire choquants, l'un à la suite de l'autre. Les conjonctions et autres mots-liens sont facultatifs: le but est ici de donner un effet sonore très marquant. Par exemple:
"Jean est grand, gras, gros, il rit, bois, hurle, pleure, danse, dors, rêve, vit par peur, pire: par erreur."
Se mélangent ici d'autres figures de style, telles que l'allitération et l'énumération, mais le point à retenir, c'est cette rafale de mots brefs en l'absence de coordination. On pourrait même retirer les virgules, ce que certains poètes modernes ne se privent pas de faire (mais je ne mettrai pas d'exemple car je déteste les vers libres).

Cette effet de mitraillette donne un rythme certain à la phrase. Il est donc logique de retrouver des épitrochasmes en grand nombre dans les textes de rap. Ainsi, MC Solaar déclamait dans Obsolète:
"Je me glisse, m'immisce entre les cuisses lisses de la miss, ses yeux se plissent, et elle dit stoppe ton vice"
Les haïkus, ces petits poèmes japonais, font grand usage de cette figure de style dans un souci de brièveté, comme le célèbre exemple de Mastuo Basho:
"Vieille mare,
Une grenouille saute,
Bruit de l'eau."
Comme on le voit, l'épitrochasme n'est pas forcément brut et rugueux: il peut être un enchaînement de mots plus doux et longs, pour autant que l'effet soit toujours saisissant à l'arivée!

07 février 2013

La figure du jour: l'antanaclase

L'antanaclase (ou diaphore) consiste à répéter plusieurs fois le même mot avec une acception différente à chaque fois. Par exemple, citons Le Père Noël est une ordure:
"Je ne vous jette pas la pierre, Pierre."
Dans un contexte politique:
"La droite est gauche et la gauche maladroite."
Ou encore, en philosophie:
"L'existence précède l'essence, mais l'essence est de plus en plus chère."
Quant à Pascal, il écrivait, dans ses Pensées:
"Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point."
Une variante de l'antanaclase, appellée antanaclase elliptique, est très appréciée par les humoristes. Elle consiste à omettre la répétition, la laisser sous-entendue, tout en continuant à jouer sur le double sens du mot. Par exemple, Pierre Desproges disait:
"L'intelligence, c'est comme les parachutes, quand on en a pas, on s'écrase."
Le mot qui devrait être répété, c'est le verbe s'écraser, qui prend un sens différent selon que l'on soit en parachute ou non. Sans l'antanaclase elliptique, l'effet humoristique serait totalement détruit:
"Quand on a pas d'intelligence, on s'écrase, et quand on a pas de parachute, on s'écrase."
On voit bien que l'idée y est, mais c'est nettement moins élégant!

Fort utilisée lors des plaidoiries, l'antanaclase permet aux ténors du barreau de reprendre les termes de leur adversaire pour en détourner le sens. Imaginons le dialogue suivant:
"- Circonstance aggravante: l'accusé était le maître de la victime!
- Mais il n'était pas maître de lui-même."
Le mot "maître" prend ici un sens différent.

Dernière variante: l'antanaclase antinomique. Prendre deux mot a priori opposés (blanc/noir) mais dans un contexte différent, ce qui crée la surprise. Par exemple:
"Napoléon était un petit homme mais un grand général."
Ou encore ce célèbre slogan publicitaire pour une petite voiture citadine:
"Elle est petite, mais elle est grande." 

06 février 2013

La figure du jour: le zeugme

En grec ancien, "zeugma" désigne le joug qui relie deux animaux. En littérature, le terme désigne une phrase dans laquelle deux termes sont reliés au même mot, alors qu'ils ne devraient logiquement pas l'être. Par exemple, dans la phrase:
"Il a enfilé sa veste et sa femme."
Veste et femme sont tous les deux reliés au verbe "enfiler", mais le sens est très différent. L'effet produit est comique. Le zeugme consiste souvent à jouer, de manière humoristique, sur le double sens du verbe (ou du nom commun par rapport à des adjectifs).

Même si l'effet comique est facile, les auteurs sérieux ont également utilisé le zeugme pour provoquer un effet poétique, comme par exemple Victor Hugo qui, en évoquant des veuves, écrivait qu'elles:
"Parlent encor de vous en remuant la cendre de leur foyer et de leur coeur!"
L'effet tragique est saisissant: la cendre évoque à la fois leur mari décédé et leur chagrin. Comme on le voit, le zeugme est une figure qui peut se montrer puissante. Mais il ne faut pas pour autant tout confondre avec un zeugme. Par exemple:
"Il a vengé son père et son honneur."
Même si cette phrase ressemble vaguement à un zeugme, le sens du verbe "venger" est rigoureusement identique dans les deux cas. Ce n'est donc pas une figure de style.

Certains zeugmes sont devenus des clichés, à éviter:
"Les soldats marchaient tambour et gifles battantes".
En plus d'être un cliché éculé, cette expression nous ramène à l'origine fautive du zeugme: le rapprochement de deux termes qui ne s'accordent pas (en genre ou en nombre ou, comme ici, les deux).

Dans ce cas de figure, sans sa valeur littéraire ajoutée, le zeugme ne serait qu'une vulgaire faute de grammaire. Pour passer outre la faute d'accord, il faut s'appeller Apollinaire, qui écrivait:
"Sous le pont Mirabeau coule la Seine et nos amours."

05 février 2013

La figure du jour: l'anantapodoton

J'inaugure une nouvelle série d'articles sur les figures de style. Purement techniques, ces articles sont l'occasion d'approfondir certains aspects méconnus de la langue française qui en font tout le charme. Aujourd'hui, l'anantapodoton.

Le mot barbare anantapodoton vient du grec, et signifie à peu près "phrase incomplète" (je simplifie). L'anantapodoton apparaît lorsqu'on commence une phrase comprenant une alternative en omettant de donner le deuxième terme. Exemple:

"D'une part, elle me plait, oui, elle me plait."
On s'attend logiquement à ce que la phrase continue avec l'expression "d'autre part" pour conclure l'alternative. Mais on ne la retrouve pas, à notre grande surprise! L'effet obtenu renforce le sentiment amoureux de celui qui prononce la phrase: alors qu'il s'apprêtait à faire la liste des points positifs et négatifs de sa bien-aîmée, il s'arrête en cours de route pour ne rester que sur le point positif.

Cette figure de style ressemble à s'y méprendre à une erreur de langage et son utilisation volontairement poétique n'est pas si facile. Toutefois, la surprise face à cette disparition peut provoquer soit le rire...

"Quelle est la différence entre ta mère?"
Quelques poètes un peu plus raffinés se sont servis de l'anantapodoton pour provoquer quelque effet, comme cet exemple de Paul Valéry:

« Les uns, dirait-on, ne songent jamais à la réponse silencieuse de leur lecteur. »
En omettant "les autres", Valéry illustre bien cette absence de réponse. De plus, cela lui permet de ne pas devoir expliciter la suite de la phrase, qui serait assez banale: "les autres s'en inquiètent tout le temps". On avait bien deviné! La licence poétique l'autorise à se départir des poids morts qui n'apportent rien au texte.

L'anantapodoton est une figure de style qui fait partie du groupe des anacoluthes, qui ont comme point commun de se baser sur une rupture de la synthaxe: au sens strict, elles sont donc à considérer comme des fautes de grammaire! Attention, donc, à ne les employer que si l'effet provoqué en vaut la peine!

02 février 2013

L'écriture institutionnelle

Depuis ma retraite artistique, j'ai travaillé comme plume pour les institutions européennes. Ma mission consiste principalement dans la simplification et la clarification de textes trop longs et trop jargonnants.

Ce métier n'est pas aussi passionnant que celui de scénariste, mais il paie mieux. Et il me permet de réfléchir un peu plus en détail sur un aspect de l'écriture rarement abordé ici: le respect d'un cadre rigide.

On le sait, les scénarios doivent respecter un format strict. Mais ça, c'est facile. Pour peu qu'on se serve de feuilles de style dans Word ou qu'on achète Final Draft, il ne faut même pas y réfléchir. Du point de vue du contenu, les grandes lignes sont régies par un "sens dramatique" dont on a beaucoup parlé sur ce blog. Il faut que les actions soit jouables, les dialogues prononçables... Mais à part ça, le scénariste est libre d'écrire ce qu'il veut.

Dans le cadre institutionnel, le format est tout aussi strict. A vrai dire, il est régi par une loi. On ne fait pas plus strict. Quant au contenu, il est régi par des règles de "compliance", ce mot anglais hideux qui sert à asservir les employés de tout le secteur tertiaire dans le monde. La "compliance", c'est le respect d'un règlement long comme le bras, qui renvoie lui-même à un millier d'articles de loi, d'avis, de recommandations, de directives, de lignes-cadre, et de traités.

Du coup, chaque virgule est passée à la loupe par à peu près 10 personnes. En réalité, l'auteur se met entièrement au service de la réglementation. On ne parle d'ailleurs plus d'auteur. Et pourtant, mille singes avec mille machines à écrire seraient bien incapables de triompher de ce dédale législatif.

Quelle est la méthode utilisée pour s'en sortir? Tout d'abord, il faut longuement étudier la réglementation du sujet que l'on compte aborder. N'étant pas juriste (j'ai eu des cours de droit international à l'université, et ce fut douloureux), je me tourne vers les spécialistes de la question, qui répondent avec plaisir à mes questions. Les institutions européennes étant très bien centralisées à Bruxelles, je peux toujours les rencontrer.

Ensuite, il faut définir les termes. Les institutions européennes possèdent des manuels reprenant les abréviations, les acronymes, les nomenclatures, etc. Il en existe une pléthore. En fait, pour un acronyme donné, vous retrouvez en général deux ou trois définitions différentes selon le contexte. C'est dire le casse-tête.

Lorsque chaque concept et chaque procédure sont correctement identifiés et correctement nommés, il faut les décrire dans des termes à la fois limpides et inattaquables. C'est toute la difficulté. Car la limpidité exige souvent de faire court. C'est pareil pour tous les auteurs: moins on en dit, mieux on le dit.

Mais dans le cadre institutionnel, la beauté stylistique ne peut pas permettre la moindre présomption de malentendu. Je ne parle pas ici d'erreurs grossières ou de "mensonges par omission" qui auraient été corrigés immédiatement par un relecteur.

Ce dont il est question ici, c'est qu'il faut se prémunir contre les interprétations volontairement biaisées et malhonnêtes. Imaginez que chaque texte est traduit en 27 langues. Qu'il s'adresse aussi bien au bourgeois parisien qu'au paysan hongrois. Que chacun lira le texte - qui influence immédiatement son niveau de vie - avec son propre bagage culturel, ses propres attentes, ses propres biais. Et certains seront déçu du contenu: tel passage lui semble injuste, tel autre ne correspond pas à ses désirs. Mais si le texte laisse la place à la moindre négociation, à la moindre largesse d'appréciation, c'est la porte ouverte à des procès en cascade.

Bref, il faut bétonner le texte comme un bunker pendant un holocauste nucléaire. Il faut penser en 27 langues. Il faut la jouer serré. Mais avec tout ça, la mission reste toujours de simplifier le texte: bonjour le grand écart. Si le scénariste peut se doter s'il le désire d'un sentiment de responsabilité sociale, la responsabilité est ici très explicite, telle une épée de Damoclès.

En résumé, l'écrire institutionnelle, c'est un peu l'inverse de l'écriture "artistique": la part de créativité est tellement contenue qu'elle ne permet aucune expression de la personnalité de l'auteur (ou plutôt "de la plume"). L'exercice consiste à se glisser dans les interstices de la réglementation pour contenter plusieurs centaines de millions de lecteurs potentiels. Lecteurs, qui sont pour la plupart très déterminés à prouver que vous avez tort et qu'ils ont raison.

Rien que d'en parler, je suis déjà exténué.